Pourquoi la République tchèque, championne du plein emploi, pourrait basculer vers le “populisme”

Oct 02, 2025

Cet article s’adresse à vous si vous suivez l’actualité européenne et cherchez à comprendre les dynamiques complexes (et surtout méconnues) d’Europe Centrale. À la veille des élections législatives des 3 et 4 octobre 2025, nous allons décrypter le paradoxe tchèque : une économie robuste qui semble pourtant prête à céder de nouveau aux sirènes d’Andrej Babiš, ancien Premier ministre.

Fin septembre 2025, dans les bureaux du Bezpečnostní informační služba à Prague. L’ambiance est studieuse, presque lourde. Sur les écrans, des analystes traquent une menace invisible mais bien réelle : près de 300 comptes TikTok, pilotés depuis la Russie, inondent le réseau de messages pro-russes et anti-système. Ils visent les jeunes, les indécis. 

J’ai connu ce pays en 2013, une nation déjà prospère qui, en dix ans, a rattrapé une grande partie de son retard sur l’Ouest. Un pays où la sécurité dans les rues et les opportunités d’emploi sont une réalité tangible. Voir cette démocratie si dynamique, ce havre de paix et de croissance, devenir la cible d’une guerre de l’information à quelques jours d’un vote crucial, c’est comprendre que l’enjeu dépasse de loin les frontières tchèques.

Revenons quelques années en arrière…

  • 17 décembre 2021 : Le gouvernement de centre-droit de Petr Fiala, résolument pro-occidental, entre en fonction après avoir battu de justesse Andrej Babiš, ancien Premier ministre.
  • 24 février 2022 : Suite à l’invasion de l’Ukraine, Prague devient l’un des alliés les plus fermes de Kiev, fournissant une aide militaire et humanitaire massive.
  • Septembre 2024 : Le Parti Pirate quitte la coalition gouvernementale, illustrant les premières fissures dans le front anti-Babiš.
  • Septembre 2025 : Le mouvement ANO d’Andrej Babiš domine outrageusement les sondages, crédité d’une avance de près de 10 points sur ses concurrents (et cela depuis plusieurs années).
  • 3 et 4 octobre 2025 : Les Tchèques se rendent aux urnes pour des élections législatives décisives pour l’orientation intérieure… mais également géopolitique du pays.
Alexandre Moustafa

Quelques chiffres à connaître

  • 33 % : L’intention de vote moyenne pour le parti ANO d’Andrej Babiš, le plaçant loin devant la coalition gouvernementale (autour de 20 %).
  • 2,6 % : Le taux de chômage, l’un des plus bas de toute l’Union européenne, symbole d’une économie qui tourne à plein régime.
  • -2,2 % : Le déficit public en pourcentage du PIB, résultat d’une politique d’austérité menée par le gouvernement Fiala pour stabiliser les finances du pays, suite à la pandémie du COVID19..
  • 49 % : La part des Tchèques estimant que leur pays en fait « trop » pour soutenir militairement l’Ukraine.
  • +1,9 % : La croissance du PIB attendue pour 2025, signe d’une reprise économique modeste mais réelle après la crise du coût de la vie. L’économie tchèque a notamment été frappée de plein fouet par la guerre en Ukraine et la hausse des prix de l’énergie. On aimerait connaître ces mêmes chiffres en France…

Les enjeux de cette élection au coeur de l’Europe

Alors, comment expliquer ce paradoxe? Pourquoi un pays si performant est-il tenté de mettre fin à cette coalition pro-occidentale ? 

  1. Le portefeuille avant les grands principes. Malgré les chiffres macroéconomiques flatteurs, beaucoup de Tchèques ont le sentiment d’avoir perdu au change. Le gouvernement Fiala a stabilisé le pays, certes, mais au prix de mesures d’austérité qui ont pesé sur le pouvoir d’achat. Andrej Babiš, avec son slogan « On vous rendra ce que le gouvernement vous a pris », parle directement à cette anxiété. Il promet des baisses d’impôts, des retraites plus élevées, des aides aux familles (une nécessite étant donné la démographie du pays)..Un discours simple, direct, qui résonne bien plus que les appels à la responsabilité budgétaire.
  2. La fatigue de la guerre. Le soutien initial et massif à l’Ukraine s’érode. Une lassitude s’est installée, exploitée par les positions. Babiš, sans prôner une rupture, adopte une posture plus sceptique, appelant à la paix et critiquant le coût de l’aide. Il surfe sur un sentiment partagé par près de la moitié de la population : la solidarité a ses limites, surtout quand on a l’impression de la payer de sa poche.
  3. Le réveil souverainiste. Le clivage politique a changé. Il n’est plus tant entre la gauche et la droite qu’entre les “pro-européens libéraux” et les 50 nuances de populismes tchèques. Des sujets comme le Green Deal ou le pacte migratoire sont perçus par une partie de l’électorat comme des diktats de Bruxelles, au détriment de l’industrie tchèque. Babiš s’est positionné en défenseur des « intérêts tchèques », un discours qui fait écho à celui de Viktor Orbán en Hongrie ou encore de Giorgia Meloni en Italie. Contrairement à ce qu’on peut lire dans la presse française, il n’est pas pro-russe et a encore moins envie de quitter l’Union européenne.
Alexandre Moustafa

Vers un V4 illibéral ? 

L’économie tchèque est un peu comme une puissante škoda qui sort d’une grosse réparation (la crise énergétique). Le gouvernement actuel vous dit de conduire prudemment pour ne pas abîmer le moteur. Babiš, lui, vous encourage à appuyer sur l’accélérateur, en promettant des sensations fortes.

Concrètement, une victoire de Babiš, surtout s’il doit s’allier avec l’extrême droite du SPD, aurait des conséquences immédiates. Sur le plan économique, la fin (annoncé) de la rigueur budgétaire pourrait creuser à nouveau le déficit et inquiéter les marchés. Sur le plan géopolitique, Prague pourrait rejoindre (de nouveau) le groupe des pays « illibéraux » (Hongrie, Slovaquie), créant un nouveau pôle de résistance au sein de l’UE et affaiblissant le front, aujourd’hui presque unanime, vis-à-vis de l’Ukraine. 

Prague n’est pas la République tchèque

Les gagnants d’un tel scénario seraient les électeurs qui se sentent déclassés, les retraités, et tous ceux qui privilégient la stabilité économique immédiate aux grands engagements internationaux. Les mouvements populistes y trouveraient une légitimité sans précédent.

Les perdants seraient les Tchèques résolument pro-européens, la société civile libérale, et bien sûr l’Ukraine, qui perdrait un allié de poids. L’Union européenne aussi, qui verrait sa cohésion encore un peu plus mise à l’épreuve…. 

Alexandre Moustafa

Les scenarios possibles.

Probable : Andrej Babiš remporte les élections mais sans majorité absolue. Il forme un gouvernement de coalition avec le parti d’extrême droite SPD. Conséquence : un virage populiste et souverainiste, avec une politique étrangère plus distante de Kiev et tentant le rapport de force vis à vis de Bruxelles avec le soutien de la Hongrie, la Slovaquie et l’Italie pour infléchir certaines politiques européennes. Une politique plus dure serait menée sur le plan migratoire… alors que l’économie tchèque a besoin de bras, à cause de sa faible démographie.


Plausible : Le score d’ANO est élevé mais insuffisant pour former une majorité stable. S’ensuit une période d’instabilité politique, avec un gouvernement minoritaire fragile. Conduisant à une coalition gouvernementale SPOLU libérale et pro-européenne, même si minoritaire au Parlement. Il aurait le soutient du Président tchèque francophone Petr Pavel (Andrej Babis est également parfaitement francophone).

Mais la lecture n’est pas aussi simple et limpide que cela… ANO, le parti d’Andrej Babis a longtemps incarné une place de parti centriste (comme En Marche, le côté populiste en plus) dans la vie politique tchèque. Jusqu’à 2024, ANO était membre de l’ADLE, aujourd’hui RENEW, les libéraux européens au Parlement européen. 

Effectivement, Andrej Babiš n’est pas un idéologue mais un pur pragmatique. Son immense empire agro-industriel, Agrofert, dépend entièrement du marché unique européen. Jamais, disent-ils, il ne prendra le risque d’une rupture avec Bruxelles. Sa rhétorique populiste ne serait qu’un outil pour gagner le pouvoir, destiné à être plus modéré une fois au pouvoir.

Au fond, l’élection tchèque résonne en écho à la situation politique française. Le clivage gauche - droite a laissé la place à un clivage entre les fervents pro-européens et les partis populistes (plus ou moins critiques vis à vis de l’UE). La différence notable est la perspective de croissance et d’opportunités pour la tchéquie, quand la France ne semble avoir pour horizon le déclin et en réconfort, la grandeur passée. 


Sources
Commission européenne — Economic forecast for Czechia — Rapport — Printemps 2025
Radio Prague International — Législatives : « Le retour d'Andrej Babiš au pouvoir pourrait être plus compliqué que prévu » — Article — 29 septembre 2025
Lord Ashcroft Polls — Czech voters signal shift ahead of elections — Sondage — Septembre 2025
Security Information Service (BIS) — Annual Report for 2023 (mentionnant la menace russe) — Rapport — 2024
Kantar CZ / Median — Sondages pour les élections législatives de 2025 — Données — Septembre 2025
ANO 2011 — Volební program 2025 (Programme électoral) — Document — Septembre 2025